Etude d’une binaire spectroscopique avec des moyens amateur

Par David Antao

David Antao a débuté l’astronomie en 2001. En 2002 et 2003 il passe avec succès les diplômes universitaire du CNED, en Astronomie et Astrophysique. Longtemps observateur en visuel, il se lance dans la spectroscopie en 2008, un domaine qu’il sait passionnant avec de vraies études à la clef. Il possède un Lhires III, un Alpy 600 et un Star Analyser 100. Depuis 2010, il participe régulièrement à des missions au T60 du Pic du Midi. Que ce soit en animant le club de l’APAM (Association Photo Astronomie de Montredon-Labessonnié – 81) dont il est le président, en rédigeant des articles de vulgarisation sur la spectroscopie amateur ou en collaborant avec des professionnels, il partage le plus possible sa passion et la vit au quotidien avec des étoiles dans les yeux.

Photo Vivien Pic

Dans cet article, je vais tâcher de vous montrer que les astronomes amateurs peuvent obtenir des résultats remarquables dans l’étude astrophysique du monde stellaire. Nous avons, à notre portée, depuis quelques années déjà, des outils puissants. Nous pouvons, grâce à eux, avoir accès à la dynamique du ciel et réaliser nos propres études, soit pour notre plus grand plaisir, soit également pour participer, à notre modeste niveau, à l’avancée de la science. L’idéal est d’allier les deux, ce que j’ai pu faire dans l’étude de cette étoile binaire spectroscopique. Effectivement de nombreuses collaborations entre astrophysiciens professionnels et astronomes amateurs ont pu débuter avec des résultats encourageants.

Lors d’une rencontre entre professionnels et amateurs, est née ma collaboration avec David Valls-Gabaud, astrophysicien à l’observatoire de Paris Meudon. Il m’a proposé de suivre une binaire spectroscopique. J’ai pu enfin allier le plaisir de l’observation amateur à celui de l’utilité pour la recherche ! Et pour un astronome amateur ce n’est pas rien !

Qu’est-ce qu’une binaire spectroscopique ?

C’est un couple d’étoiles liées par la gravité qui tournent l’une autour de l’autre. Plus elles sont proches, plus leur période est courte, plus elles tournent vite l’une autour de l’autre et moins on peut les séparer dans un télescope, jusqu’à ne plus pouvoir, même par les plus gros des télescopes actuels. Ce qui est formidable c’est que l’on va pouvoir, dans ces cas-là, utiliser un spectroscope et grâce à l’effet Doppler-Fizeau, on va voir les 2 étoiles se tourner l’une autour de l’autre. On a accès au ciel en mouvement !

Composition des vitesses orbitales d’une binaire vue depuis la Terre
La flèche rouge symbolise les vitesses propres des étoiles. Par contre, seule la projection de ces vitesses sur notre axe d’observation, symbolisée par la flèche noire, nous est accessible. On la nomme vitesse radiale. Cette vitesse est maximale lorsque les étoiles sont en position 2 et minimale voire nulle quand elles sont en position 3.

La cible était HD23642, une étoile dans les Pléïades de magnitude 6.9 et de type A0V. Cette magnitude est faible pour le LhiresIII 2400tr/mm et un télescope de 250mm. Il a fallu choisir de porter l’étude sur la raie H beta, car le flux dans cette longueur d’onde est supérieur à H alpha pour les étoiles chaudes. Les poses unitaires étaient de 20 minutes.

Ce couple d’étoiles a une période d’environ 2,5 jours. Il m’a fallu plusieurs nuits pour couvrir la quasi-totalité du phénomène. Cela a conduit à l’obtention de 319 spectres haute résolution dont seulement 245 exploitables. Ce faible rendement est dû au fait que la moindre perturbation (nuages, vent, humidité trop forte …) dégrade le rapport signal sur bruit et le spectre n’est plus utilisable. Cela représente au total environ 122 heures d’observation pour saisir 91% de la révolution. C’est là aussi la force et l’utilité des astronomes amateurs : avoir beaucoup de temps de télescope pour pouvoir se consacrer à un long travail de fond.

Mes premiers spectres 

Voici 3 spectres à différents moment de la période orbitale. On remarque facilement que le profil de la raie H beta évolue en fonction du temps. 

 

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que notre spectre est l’addition de la lumière de 2 étoiles. En fonction de la position des astres sur leur orbite, vue depuis la Terre, une étoile s’éloigne de nous, tandis que l’autre se rapproche. Donc quand on intègre l’effet Doppler-Fizeau, la raie H beta de l’étoile qui se rapproche sera décalée vers le bleu (c’est-à-dire vers la partie gauche du spectre) et celle qui s’éloigne sera décalée vers le rouge (c’est-à-dire vers la partie droite du spectre).

 

Décomposition du spectre observé

On aura l’impression que la raie est dédoublée. Cela vaut pour la raie H beta, mais aussi pour toutes les autres raies, sauf les raies atmosphériques, comme on peut le voir sur l’empilement des spectres en fonction de la phase.

 

Classement des spectres 2D en fonction de la phase

C’est très bien de réaliser tous ces spectres amateurs, mais quelle qualité peuvent-ils avoir ? Après avoir posé la question à David Valls-Gabaud, il m’a répondu que c’était très bon, mais le doute reste toujours présent … jusqu’à ce fameux soir où avant d’aller me coucher vers 23h, je regarde une dernière fois mes mails. Tiens, un email de David : «voici un spectre de HD23642 acquis par l’instrument UVES du VLT». Quelle ne fut pas ma surprise quand j’ai ouvert la pièce jointe …. Ce fut l’une des plus grandes émotions de ma vie d’astronome. Impossible de trouver le sommeil avant bien tard dans la nuit ! Mes spectres se superposent de façon remarquable avec ceux du VLT, mais bien sûr, je suis loin de concurrencer le VLT avec mon télescope de 250mm. Pour comparer, le VLT a réalisé en une pose unique un spectre sur l’ensemble du domaine visible et même un peu au-delà. Le temps de pose sur l’instrument UVES du VLT a été de 110 secondes, contre 1200 secondes pour moi, uniquement autour de la raie H beta. Mais quand même, le résultat est impressionnant !

 

Superposition du spectre amateur à celui du VLT

On remarque sur la seconde superposition, que la partie bleue du spectre amateur (côté gauche de la raie spectrale) est légèrement moins intense. C’est dû à une mauvaise correction de l’effet de l’atmosphère. Par contre cela n’affecte ni la forme, ni la position des raies, et donc ni les vitesses radiales.

Une fois toutes les observations réalisées et les spectres envoyés à l’astrophysicien professionnel, j’ai voulu aller plus loin que les observations. Je me suis associé à ce moment-là avec David Brégou, astronome amateur comme moi et passionné par le coté science de l’astronomie.

Il a fallu d’abord extraire les vitesses radiales des deux composantes sur tous les spectres. Ensuite grâce au logiciel « Spectroscopic Binary Solver » de Delwin Owen Johnson, publié dans « The Journal of Astronomical Data » du 09 novembre 2004, on a pu calculer les paramètres physiques de ce couple d’étoiles.

Le programme est disponible ICI

Et là, ce fut une seconde grande émotion quand après quelques clics le nuage de points agencé en fonction de la date, s’organise en deux belles sinusoïdes en fonction de la phase.

Avant le passage dans le logiciel SBS

Les points bleus sont les mesures des vitesses radiales de l’étoile 1 et les verts sont celles de l’étoile 2, classées en fonction de la date d’acquisition.

Après le passage dans le logiciel SBS

Tous les points se classent en fonction de la phase calculée.

Les paramètres physiques du système binaire ont été calculés par le logiciel

  • Période 2.46119 jours
  • Vitesses radiales maxi des deux étoiles K1 = 97.10Km/s et K2= 143.11 Km/s
  • Excentricité des orbites e=0.011
  • Mouvement propre du couple binaire par rapport au Soleil : 6.9 Km/s, ce qui signifie que HD23642 s’éloigne du Soleil, ou je préfère dire que le Soleil s’éloigne de ce couple d’étoiles de 6.9 Km/s.
  • Et enfin les 2 demis grands axes et les masses de chacun des astres en fonction du sin i, soit l’inclinaison des orbites par rapport à notre ligne de visée :

– Demi-grand axe de l’étoile la plus massive a1.sin i = 3 286 106 Km +/- 28 700

– Demi-grand axe de l’étoile la moins massive a2.sin i = 4 843 106 Km +/- 31 400

– Masse de l’étoile la plus grosse m1.sin 3i = 2.106 +/- 0.0137 masses solaires

– Masse de l’étoile la plus petite m2.sin 3i = 1.427 +/- 0.01257 masses solaires

 

Résultats de SBS

C’est excitant qu’à partir de l’étude des vitesses radiales on puisse obtenir tous ces renseignements sur la physique d’un couple d’étoiles. MERCI KEPLER !

Etant président d’un club d’astronomie dans le Tarn http://www.astrosurf.com/apam/ j’ai bien sûr fait part de mes travaux en avant-première à mes amis de l’Association Photographie Astronomie Montredonnaise, l’ A.P.A.M. Cela a donné des envies d’aller plus loin à certains et notamment avec des mesures complémentaires en photométrie, par Vivien Pic. Cela a été possible car cette binaire spectrométrique est également une binaire à éclipse. En spectroscopie on va pouvoir faire les mesures ci-dessus, mais l’inclinaison nous est inaccessible ; justement la photométrie va combler ce manque. Et au final, on pourra aller encore plus loin dans l’étude de ce couple d’étoiles, et même estimer sa distance et du coup, celle de l’amas dont il fait partie.

Vivien a suivi cette étoile avec une lunette de 100mm et les résultats sont bien compatible avec ceux du satellite spatial Kepler ! C’est remarquable cette précision !

Le bilan des mesures

En spectroscopie (RMS 9.9)

Période : 2.46119 +/-4.78e-05 jours
Excentricité : 0.011
Semi-amplitude : K1 97.10 +/-0.85 Km/s
Semi-amplitude : K2 143.11 +/-0.93 Km/s
Vitesse radiale du système 6.85 +/-0.47 Km/s
Masse étoile 1 . sin^3 (i) : 2.106 +/- 1.37e-2 Msol
Masse étoile 2 . sin^3 (i): 1.429 +/- 1.25e-2 Msol
Demi grand axe a1 . sin(i): 3.286.106 +/- 2.87e+4 Km
Demi grand axe a2 . sin(i): 4.843.106 +/- 3.14 e+4 Km

En photométrie

Période : 2.4611 +/- 0.7e-6 jours
Excentricité : 0.0 +/- 0.005
Inclinaison (°) : 77.2 +/- 0.15
Rayon étoile 1 : 1.831 +/- 0.04 Rsol
Rayon étoile 2 : 1.608 +/- 0.05 Rsol

Et les résultats finaux :

Rayon étoile 1 : 1.831 +/- 0.04 Rayon solaire
Rayon étoile 2 : 1.608 +/- 0.05 Rayon solaire
Masse étoile 1 : 2.260 +/- 0.030 Masse solaire
Masse étoile 2 : 1.517 +/- 0.025 Masse solaire
Demi-grand axe a1 : 3.338.106 +/- 2.89e+4 Km
Demi-grand axe a2 : 4.973.106 +/- 3.16 e+4 Km

Ce qui est le plus extraordinaire, c’est qu’on a pu calculer qu’elles sont éloignées l’une de l’autre de seulement un peu plus de 8 millions de Km soit environ 0.05 unité astronomique (UA), c’est-à-dire 7 fois plus proche que la distance Soleil-Mercure.

Et pour finir, on a calculé la distance grâce au module de distance

Avec :
m = magnitude apparente
M = magnitude absolue
D = distance en Parsec

On trouve environ 150pc soit 488 années-lumière, calculé avec une extinction interstellaire estimée à 0.5 mag. La distance mesurée par Gaïa est de 134 +/- 6 pc. L’écart se justifie par le fait que l’extinction interstellaire est difficile à estimer, surtout dans cette région.

Voilà, c’est notre étude amateur. David Valls Gabaud n’a pas encore publié ses résultats au moment où j’écris ces quelques lignes. C’est long, mais on est des astronomes et donc on sait être patient. C’est bien pour nous, car comme cela on n’a pas été influencé pour nos calculs. Quand la publication sortira, nous pourrons voir jusqu’à quel point notre étude est correcte et repérer les éventuels écarts afin de pouvoir mieux les appréhender la prochaine fois. Une chose est sûre, nos connaissances personnelles ont bien progressé lors de ces manips pour notre plus grand plaisir !!!

En février 2016 une autre publication est parue sur cette étoile.

Voici les comparaisons

David Valls-Gabaud, lui nous annonce des résultats mieux qu’à 1% voir publication SF2A : ASTROPHYSIQUE DE TRES HAUTE PRECISION PAR DES AMATEURS : LE CAS D’UNE BINAIRE SPECTROSCOPIQUE ECLIPSANTE. SF2A 2018
https://ui.adsabs.harvard.edu/abs/2018sf2a.conf..403A/abstract

et le PDF ici : http://sf2a.eu/proceedings/2018/2018sf2a.conf..0403a.pdf

Matériel utilisé pour réaliser les observations  spectroscopiques : Télescope de type Newton de 250mm sur monture EQ6, Spectro LhiresIII 2400tr/mm pouvoir de résolution sur Hbeta 1000 et caméra Atik 314L+